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Dialogue avec un Morlock

 

 

— Vous dites que vous êtes venu jusqu’ici à bord d’une « Machine à voyager dans le temps » ?

J’arpentai mon petit disque de lumière en prisonnier qui ne tient pas en place.

— Ce terme est correct. C’est une machine qui voyage indifféremment dans les deux directions du temps et à toute vitesse relative qu’il plaît à son pilote de déterminer.

— Vous prétendez donc avoir voyagé jusqu’ici, depuis le passé lointain, à bord de cette machine…, la machine qu’on a trouvée avec vous sur Terre.

— Précisément.

Il ne répugnait pas au Morlock de rester debout, quasi immobile, pendant de longues heures tandis qu’il procédait à mon interrogatoire. Mais je suis un homme d’une tournure moderne, et nos humeurs ne coïncidaient pas.

— Que le diable vous emporte, l’ami ! Vous avez vous-même remarqué que je suis d’un « modèle archaïque ». Comment pouvez-vous expliquer ma présence ici, en l’an 657 208, si ce n’est par le voyage dans le temps ?

Les énormes cils, épais comme des rideaux, se mirent à battre lentement.

— Il y a un certain nombre d’autres explications, la plupart plus vraisemblables que le voyage dans le temps.

— Par exemple ? le provoquai-je.

— Le reséquençage génétique.

— Génétique ?

Nebogipfel entra dans les détails et je compris grosso modo de quoi il s’agissait.

— Vous parlez du mécanisme par lequel s’accomplit l’hérédité…, par lequel des traits se transmettent d’une génération à l’autre ?

— Il n’est pas impossible d’engendrer des simulacres de formes archaïques en développant des mutations subséquentes.

— Vous pensez donc que je ne suis rien d’autre qu’un simulacre, reconstitué comme le squelette fossile d’un vulgaire mégathérium exposé dans un musée ? Hein ?

— Il y a des précédents, bien que ce ne soient pas des formes humaines de votre millésime. Oui. C’est possible.

Je me sentis insulté.

— Et dans quel but aurais-je été ainsi fabriqué de bric et de broc ?

Je me remis à arpenter la Cage. L’aspect le plus déconcertant de ce lieu désolé était l’absence de murs et l’impression permanente et instinctive d’être menacé par-derrière. J’eusse préféré être précipité dans quelque cachot de ma propre ère – primitif et sordide, sans doute, mais fermé.

— Je ne mordrai pas à pareil appât. Ce ne sont là que billevesées. J’ai conçu et fabriqué une Machine transtemporelle et voyagé jusqu’ici à son bord ; et restons-en là !

— Nous utiliserons votre explication comme hypothèse de travail, dit Nebogipfel. À présent, veuillez me décrire les principes opératoires de votre Machine.

Je continuai de tourner en rond, en proie à un dilemme. Dès que j’avais compris que Nebogipfel était doué de raison et d’intelligence, au contraire des Morlocks que je connaissais déjà, je m’étais attendu à un interrogatoire de cette sorte ; après tout, si un Voyageur transtemporel venant de l’Égypte ancienne s’était présenté dans le Londres du dix-neuvième siècle, je me serais battu pour faire partie de la commission qui l’aurait examiné. Mais devais-je partager le secret de ma Machine – mon seul atout dans ce monde – avec ces Néo-Morlocks ?

Après un court débat intérieur, je compris que je n’avais guère le choix. Il ne faisait pas de doute que ces informations pussent m’être soutirées de force, si tel était le désir des Morlocks. En outre, la construction de ma Machine était intrinsèquement plus simple que celle, disons, d’une horloge de précision. Une civilisation capable d’envelopper le Soleil dans une coquille n’aurait guère de mal à reproduire le travail de mes modestes tours et presses ! Et, si je parlais à Nebogipfel, peut-être pourrais-je lui donner le change tout en cherchant à tirer quelque avantage de ma situation difficile. Je n’avais toujours aucune idée de l’endroit où la Machine était détenue, encore moins de la manière dont je pourrais la rejoindre et avoir une chance de rentrer chez moi.

En outre – et c’était la stricte vérité –, le souvenir de ma sauvage agression contre les enfants Morlock sur Terre me pesait encore lourdement sur la conscience. Je ne désirais nullement que Nebogipfel me prît – moi ou la phase de l’Humanité dont j’étais forcément le représentant – pour une brute. Aussi, tel un enfant soucieux de faire bonne impression, voulus-je montrer à Nebogipfel à quel point j’étais intelligent et quel expert j’étais en science et en mécanique, bref, à quelle hauteur les hommes de mon type s’étaient élevés au-dessus du singe.

Il n’empêche que ce fut la première fois où je m’enhardis à exprimer quelques exigences personnelles.

— Très bien, dis-je à Nebogipfel. Mais d’abord…

— Oui ?

— Écoutez. Les conditions dans lesquelles vous me détenez sont un peu primitives, n’est-ce pas ? Je ne suis plus très jeune, et je ne peux rester debout toute la journée. Et si j’avais une chaise ? Est-ce là une demande bien déraisonnable ? Et des couvertures sous lesquelles je puisse dormir, si je dois rester ici ?

— Chaise.

Il lui avait fallu une seconde pour répondre, comme s’il cherchait ce substantif dans quelque dictionnaire invisible.

J’émis d’autres exigences. Il me fallait, lui dis-je, plus d’eau pure, et quelque chose qui ressemblât à du savon ; et je demandai – m’attendant à un refus – une lame pour me raser la barbe.

Nebogipfel se retira. Lorsqu’il revint, un moment plus tard, il apporta des couvertures et une chaise ; et, après ma période de sommeil suivante, je découvris qu’à mes deux plateaux de provisions s’était ajouté un troisième qui contenait un supplément d’eau.

Les couvertures étaient faites d’une substance moelleuse, trop finement fabriquée pour que je pusse y détecter la moindre trace de tissage. Le siège – une simple chaise à dossier droit – aurait pu, à en juger par son poids, être en bois léger, mais sa surface rouge était lisse, sans solution de continuité, et je ne pus ni en gratter la peinture avec mes ongles ni détecter la moindre trace de chevilles, de clous, de vis ni de moulage ; il semblait avoir été fabriqué d’une pièce par quelque procédé d’extrusion inconnu. Quant à mon nécessaire de toilette, l’eau supplémentaire n’était pas accompagnée de savon ni ne daignait mousser, mais le liquide avait une certaine onctuosité et je soupçonnai qu’il avait été additionné d’un détergent quelconque. L’eau était livrée chaude et – petit miracle ! – elle le restait tout le temps qu’elle séjournait dans le bol.

On ne m’apporta cependant aucune lame. Je n’en fus pas surpris.

Lorsque Nebogipfel me laissa seul une fois de plus, je me déshabillai par étapes et me lavai de la transpiration accumulée en plusieurs jours tout comme des traces tenaces du sang morlock ; j’en profitai également pour rincer soigneusement ma chemise et mes sous-vêtements.

Mon existence dans la Cage de Lumière prit donc une tournure un peu plus civilisée. Si l’on imagine le contenu d’une chambre d’hôtel minable jeté au milieu de la piste d’une immense salle de bal, on aura une idée de la manière dont je vivais. Lorsque que je rassemblais la chaise, les plateaux et les couvertures, je disposais d’une sorte de nid douillet et me sentais un peu moins à découvert. Je pris l’habitude de placer ma veste-oreiller sous la chaise et, par conséquent, de dormir la tête et les épaules sous la protection de cette minuscule forteresse. Je pouvais, la plupart du temps, oublier le panorama étoilé sous mes pieds – je me disais que ces lumières dans le Sol étaient quelque illusion raffinée –, or il arrivait parfois que mon imagination me fît défaut et que j’eusse l’impression d’être suspendu au-dessus d’un précipice infini avec ce Sol immatériel pour seule protection.

Le tout était bien sûr parfaitement illogique ; mais l’humain que je suis ne peut que céder aux peurs et aux besoins instinctifs de sa nature !

Rien de cela n’échappait à Nebogipfel. Je ne pouvais dire si sa réaction était de la curiosité ou de la confusion, voire quelque chose de plus hautain – de la même manière, peut-être, que j’eusse observé les évolutions acrobatiques d’un oiseau en train d’édifier son nid.

Ainsi s’écoulèrent les quelques jours suivants – cinq ou six, je crois –, tandis que je m’efforçais de décrire à Nebogipfel le fonctionnement de ma Machine transtemporelle tout en cherchant subtilement à lui soutirer quelques informations sur l’Histoire dans laquelle je m’étais malencontreusement retrouvé.

 

Je décrivis les recherches en optique physique qui m’avaient conduit à mes intuitions quant à la possibilité du voyage dans le temps.

— On sait de mieux en mieux (du moins savait-on, à mon époque) que la propagation de la lumière est dotée de propriétés anormales. La vitesse de la lumière dans le vide est extrêmement élevée – elle parcourt des centaines de milliers de milles à chaque seconde – mais elle est finie. Et, plus important encore, ainsi que cela fut très clairement démontré par Michelson et Morley quelques années avant mon départ, cette vitesse est isotrope…

J’expliquai soigneusement cette bizarrerie dont l’essentiel est que la lumière, en voyageant dans l’espace, ne se comporte pas comme un objet matériel – à l’instar d’un train express.

Qu’on imagine un rayon lumineux émis par quelque étoile lointaine et qui dépasse la Terre en janvier, par exemple, tandis que notre planète décrit son orbite autour du Soleil. La vitesse de la Terre sur son orbite est d’environ soixante-dix mille milles à l’heure. On pourrait penser – si l’on pouvait mesurer la vitesse de ce rayon passager de lumière stellaire – que le résultat serait réduit de ce soixante-dix mille milles à l’heure.

Inversement, en juillet, la Terre sera de l’autre côté de son orbite : elle se déplacera en sens inverse de ce fidèle rayon de lumière étoilée. Si l’on mesurait à nouveau la vitesse du rayon, on s’attendrait que la vitesse relevée fut augmentée par la vélocité de la Terre.

Ce serait sans aucun doute le cas si des trains à vapeur arrivaient chez nous en provenance des étoiles. Or Michelson et Morley ont démontré que, dans le cas de la lumière, il n’en est rien. La vitesse de la lumière stellaire mesurée à partir de la Terre – que le rayon se déplace dans la même direction que nous ou vienne à notre rencontre – est exactement la même !

Ces observations avaient corrélé le genre de phénomène que j’avais observé sur la plattnérite quelques années plus tôt – bien que je n’eusse pas publié les résultats de mes expériences –, et j’avais formulé une hypothèse.

— Il n’est besoin que de relâcher la bride de l’imagination – en particulier quant aux Dimensions – pour voir ce que pourraient être les éléments d’une explication. Comment mesurons-nous la vitesse, après tout ? Uniquement avec des dispositifs qui enregistrent des intervalles dans des Dimensions différentes : une distance parcourue dans l’Espace, évaluée avec une simple mesure de longueur, et un intervalle dans le Temps, qui peut être relevé par une horloge.

« Si nous prenons donc au sérieux les preuves expérimentales de Michelson et Morley, alors il nous faut considérer la vitesse de la lumière comme une quantité fixe, et les Dimensions comme des variables. L’Univers s’ajuste lui-même afin de rendre constantes nos mesures de la vitesse luminique.

« Je compris qu’on pourrait exprimer cela, géométriquement, comme une torsion des Dimensions.

Je tendis la main, avec deux doigts maintenus à angle droit du pouce.

— Si nous sommes dans le cadre des Quatre Dimensions, imaginons alors d’imprimer une rotation à l’ensemble, comme ceci – je fis tourner mon poignet –, si bien que la Longueur vienne reposer là où était la Largeur, et la Largeur là où était la Hauteur, et, suprêmement important, que la Durée et une Dimension de l’Espace soient interverties. Me suivez-vous ? On n’aurait évidemment pas besoin d’une transposition complète, juste d’un certain emmêlement de l’une et de l’autre pour expliquer la compensation Morley-Michelson.

« J’ai gardé pour moi ces spéculations. Je ne suis pas très connu comme théoricien. En outre, je n’étais pas disposé à publier en l’absence de vérifications expérimentales. Mais il y a – il y avait – d’autres chercheurs spéculant dans la même direction – au moins Fitzgerald à Dublin, Lorenz à Leyde et Henri Poincaré en France – et il est très probable que sera sous peu exposée une théorie plus complète, qui concernera la relativité des cadres référentiels…

« Voilà donc, conclus-je, le principe essentiel de ma Machine transtemporelle. La Machine tord sur lui-même l’Espace-Temps, changeant ainsi le Temps en une Dimension spatiale… et c’est ainsi que se déplacer dans le passé ou l’avenir est aussi facile que d’aller à bicyclette !

 

Je me laissai aller contre le dossier de ma chaise ; vu les circonstances inconfortables de cet exposé, me dis-je, je m’en étais remarquablement bien tiré.

Mais mon Morlock n’était pas bon public. Il restait là, debout, à me fixer derrière ses grosses lunettes bleues. Puis il finit par dire :

— Oui. Mais comment, exactement ?

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